" LE VIEIL ET LA MER "
Je prends toujours plaisir à rencontrer, à
chacune de ses visites à Port-au-Prince, ce passionné des mers
solitaires qu’est Claudy Craan, navigateur de son état.
Ce natif
de Jacmel n’est pas un néophyte en matière de biodiversité et s’alarme
à juste titre du lourd déficit que nous accumulons depuis trop
longtemps dans ce secteur.
Son constat, qui est pourtant une
vérité de la Palice, sonne lourd de conséquences : la déforestation
entraîne l’érosion qui, elle, tel un cancer virulent, se métastase dans
la mer.
C’est vrai que, dans ce domaine, il n’y a malheureusement
rien de nouveau sous le soleil. Déjà en 1910, Georges Sylvain
rapportait que le gouverneur de Saint-Domingue obtint du roi Louis XV
qu’il révoquât le privilège accordé à la famille Choiseul de couper les
bois des îles de la Gonâve et de la Tortue saignés à blanc par une
exploitation éhontée. Dans ce même article, qui nous est révélé par le
chercheur haïtien Jean Desquiron, Sylvain constatait tristement que des
centaines de sapins du morne La Selle gisaient sur le sol et
s’indignait vivement de ce gâchis.
Militant impénitent pour la
sauvegarde de l’environnement, Claudy Craan adore parler de ce qu’il
constate à chacune de ces explorations de nos fonds marins. De moins en
moins de bancs poissonneux et un grand bleu qui vire lentement au gris
couleur de cendre et de mort. Comme si la montagne et la mer
communiquaient dans la même désespérance.
Celui qui pourrait être
notre « commandant Cousteau » si nous étions en pays moins démuni …
signale avec amertume la disparition de certaines espèces sous-marines
vitales pour la régénération de nos fonds marins. Il pointe un doigt
accusateur sur les éboulements venus de nos montagnes non protégées qui
finissent leur course dans la mer et qui tuent par asphyxie les rochers
coralliens : ces poumons de la mer. Ces mêmes coraux qui sont aussi les
géniteurs des îles et continents. Craan parle avec abondance de l’algue
bleue d’où serait tirée la gélule de spiruline et dont Haïti serait
l’un des rares pays à produire encore cette espèce rare.
Claudy
Craan croit qu’il faut une campagne d’éducation de l’Haïtien autour de
la richesse de notre biodiversité. Il pense qu’on peut, qu’on doit
arrêter l’hémorragie. Son cri tragique, pareil à celui évoqué par le
célèbre tableau d’Edvard Munch, fait écho à l’article de Jean-Marie
Bourjolly à propos de la Grand’Anse, une de nos rares réserves vertes
dont la sève est dangereusement asséchée par des massacreurs de forêts
et des pratiques suicidaires de « survie ».
Toute inversion de cette
lourde tendance passe donc par un effort de la société entière et des
politiques publiques luttant efficacement contre les formes malignes de
précarité qui prennent la paysannerie à la gorge. Car à quoi bon
reboiser d’une main si l’on déboise à tour de bras de l’autre. Au
moment où l’OSAM tente de désamorcer « la bombe écologique » du morne
l’Hôpital, en d’autres lieux de la ville se dresse les premières
maisonnettes de populations chassées par la misère et qui revendiquent
le moindre espace vital et vivable.
On ne pourra pas construire
l’État de droit que nous souhaitons sur une île déserte et une mer
morte. Nous pouvons, dans ce domaine stratégique, nous faire aider de
l’expertise cubaine, de l’encadrement et de l’équipement des
Guadeloupéens qui jouissent d’une bonne longueur d’avance quant à la
protection des récifs coralliens et la gestion durable de la pêche. On
ne peut donc aujourd’hui s’affranchir d’une réflexion suivie d’action
autour de l’évolution de la diversité biologique intégrant des
migrations éventuelles des espèces, y compris humaines. À ce propos, le
« corridor biologique » qui nous lie à l’est risque de n’être qu’une
voie de passage pour les migrations de nos espèces halieutiques vers
des mers ou des forêts plus hospitalières, si, de ce côté de l’île, on
n’agit pas vite.
Malgré tout, notre interlocuteur ne croit pas en un
« déterminisme écologique ».Il pense que les Haïtiens peuvent changer
la donne. Quoique sévère dans son jugement, il refuse de déverser sur
d’autres des flots de fiel d’autant plus amers qu’ils sont injustifiés.
Les uns et les autres ne sont pas condamnés à reproduire le passé. Au
lieu de souffler sur les braises du populisme, amplifions la douce
brise qui nous vient des montagnes de Value. Surtout rendons plus clean
le débat d’idées.
Roody Edmé